Parution de «Amériques : la longue marche des peuples autochtones»
Les peuples autochtones des Amériques résistent depuis des siècles à la dépossession, à l’assimilation et à la violence coloniale sous toutes ses formes. Ces dernières années, leurs luttes ont toutefois pris une ampleur inédite à la faveur de nouvelles convergences à l’échelle continentale, dans un contexte de mondialisation et de crise écologique. Du Québec au Canada en passant par les États-Unis, le Mexique, l’Amérique centrale et la région andine, elles s’enracinent dans des revendications territoriales, politiques, écologiques, culturelles et spirituelles qui cherchent à rompre avec le colonialisme. Ce dossier en propose un survol nous incitant à décoloniser notre regard et à repenser notre modernité occidentale capitaliste.
« Toit, terre, travail, pain, santé, éducation, indépendance, démocratie, liberté ;
Telles furent nos demandes durant la longue nuit des 500 ans ;
Telles sont, aujourd’hui, nos exigences. »
– Quatrième déclaration de la forêt lacandone (1996), Armée zapatiste de libération nationale
Les luttes sont longues. Ce constat, on a l’habitude de se le répéter dans les milieux militants, pour garder espoir, pour se rappeler que les actions pour la justice et l’égalité menées aujourd’hui peuvent mettre des années à porter fruit. Les peuples autochtones des Amériques, toutefois, sont sans doute parmi ceux qui ont le plus durement éprouvé le poids et le sens de ces mots, eux qui, depuis plus de 500 ans, se battent contre cette entreprise systématique d’acculturation, de dépossession et de spoliation qu’est le colonialisme.
Leurs luttes pour la terre, la dignité et l’égalité – et, souvent, pour la survie – ont pris des formes multiples et connu différents cycles du nord au sud du continent, entre résistances et répressions. Dans Mémoire du feu, l’essayiste uruguayen Eduardo Galeano en retrace magnifiquement la longue et douloureuse histoire. Si ces luttes demeurent aujourd’hui très diverses, reflétant les réalités fort contrastées que vivent les premiers peuples du continent, les dernières décennies ont néanmoins donné lieu à une convergence croissante entre elles à l’échelle continentale – en particulier depuis la commémoration des 500 ans du début de la conquête européenne, en 1992, qui a marqué les imaginaires. Et tant sur le terrain symbolique et culturel que sur celui du politique et du droit – national et international –, pas à pas, des batailles de longue haleine ont été remportées, semant dans les consciences l’espoir qu’un renversement de l’histoire était amorcé.
Ainsi, en 2007, l’Assemblée générale de l’ONU adoptait la Déclaration des Nations unies pour les droits des peuples autochtones, après plus de 25 ans de mobilisations locales et mondiales dans divers forums et institutions internationales. Durant la même période, en Bolivie, le premier président autochtone de l’histoire du pays, Evo Morales, a été élu en 2005. Dans ce pays et en Équateur, de nouvelles constitutions intégrant des principes issus des cosmogonies indigènes et reconnaissant le caractère plurinational de l’État ont aussi été adoptées, en 2008 et en 2009. Et partout dans les Amériques – du Honduras au Mexique en passant par Standing Rock, au Dakota du Nord, et la côte ouest du Canada – l’action de plus en plus concertée des peuples autochtones contre l’exploitation intensive des ressources naturelles sur leurs territoires ancestraux a permis des gains importants. Ces dernières années, le projet de pipeline Northern Gateway, en Colombie-Britannique, a été abandonné, de même que l’ont été de grands projets miniers au Pérou, au Chili et au Mexique, par exemple.
D’un bout à l’autre du continent, d’ailleurs, ces nombreuses batailles – et tant d’autres, qui prennent parfois la forme de longues marches sur le territoire –, réactualisent le lien millénaire et spirituel qu’entretiennent les peuples autochtones avec la terre et nous en font prendre conscience collectivement. La marche Assi des Innus, en 2012, partie de la Côte-Nord pour rejoindre Montréal pour le Jour de la Terre, en est un exemple emblématique. Car à l’heure où les effets des changements climatiques se font menaçants et que la conscience écologique se développe partout dans le monde, ce lien inextricable au territoire nous interpelle tous et toutes d’une façon inédite. Il constitue, bien sûr, une force de mobilisation incroyable contre des projets destructeurs de l’environnement, permettant ainsi de nouvelles alliances entre peuples autochtones et non autochtones pour les générations futures. Mais aussi, de manière plus fondamentale, ce lien nous rappelle la valeur de la spiritualité comme source sensible de connaissance. Il nous remet sous les yeux la rupture intellectuelle et spirituelle que la modernité occidentale induit dans notre relation à la nature, et l’aliénation qui en découle, nous isolant du monde et nous enfermant dans un rapport de maîtrise et de domination.
« Réveillons-nous, humanité ! Il n’y a plus de temps à perdre. Nos consciences se réveillent en contemplant la destruction et la prédation capitaliste, raciste et patriarcale », lançait d’ailleurs Berta Cáceres au moment de recevoir le prix Goldman pour l’environnement en 2015. Le brutal assassinat de cette militante pour les droits du peuple lenca et pour la protection des rivières du Honduras, un an après ce puissant appel, ne fait que souligner davantage l’urgence de décoloniser notre culture pour se guérir du mal de la domination qui gruge encore nos sociétés.
Sur ce long et tortueux chemin, nombreux sont les pièges et les écueils qui nous attendent. L’essentialisation de l’autre – même positive – en est, peut-être, un des plus sournois. Si la relation que les Autochtones entretiennent bien souvent avec la nature doit nous inspirer, il faudrait bien se garder de la transformer en fétiche, au risque de les enfermer dans la représentation occidentale du « bon sauvage ». Le faire nierait au passage l’incroyable diversité des centaines de peuples qui habitent ce continent de même que la complexité de leurs cosmogonies et modes d’appropriation du territoire respectifs. Ce serait aussi faire fi du fait que ces peuples sont autant confrontés que tous les autres à la modernité capitaliste et à la tentation d’emprunter, comme nous, la voie du « développement » et ses promesses de progrès parfois trompeuses.
Cette tension se fait vivement sentir dans diverses communautés autochtones placées devant des grands projets de développement et dans des pays comme la Bolivie ou l’Équateur, par exemple, où la population autochtone est importante. Si les principes comme le « Bien vivre » et le respect de la Terre-Mère propres aux cosmovisions andines ont été constitutionnalisés par ces deux États, ils sont rudement mis à l’épreuve par le désir de les concilier à l’exploitation intensive des ressources naturelles, en particulier les hydrocarbures. Dans un contexte de rapports de force importants, à l’échelle locale et mondiale, le choix qui s’impose n’est pas l’alternative simpliste entre la modernité capitaliste à l’occidentale ou son rejet au nom des traditions millénaires. C’est l’articulation dialectique d’une nouvelle modernité qui s’y joue, sur le plan économique et politique mais aussi culturel et social.
Il faut donc garder à l’esprit que c’est d’abord et avant tout sur le terrain de l’égalité entre les peuples que les luttes autochtones interpellent notre solidarité. Leur combat est d’abord celui pour l’autodétermination, c’est-à-dire le pouvoir de définir eux-mêmes leur identité, leur culture, leurs institutions sociales et politiques et leurs modes de propriété et de maîtrise du territoire, le tout sans ingérence de la part d’un État colonial ou de multinationales prédatrices.
Dix ans après l’adoption de la Déclaration des Nations unies pour les droits des peuples autochtones, qui consacre entre autres ce droit à l’autodétermination, des gains ont été faits dans plusieurs pays, mais beaucoup reste à faire. Le Canada, qui a fini par signer du bout des doigts la Déclaration en 2010, affiche pour sa part depuis peu une ouverture, notamment dans la foulée du dépôt des recommandations de la Commission de vérité et réconciliation sur les pensionnats autochtones. Toutefois, les problèmes de fond demeurent. Le temps des mobilisations est donc loin d’être révolu : au contraire, elles sont plutôt appelées à s’intensifier pour que soient enfin transformés en profondeur les rapports structurels entre les peuples, sur la base de l’égalité et de la reconnaissance des droits collectifs, en particulier quant à l’utilisation des territoires. Les luttes autochtones, en marche depuis des siècles, répondent à un mouvement de fond de l’histoire qui n’est pas près de s’arrêter. Il est temps que s’y joigne la voix de tous ceux et de toutes celles qui croient à la justice et à l’égalité.
Pour informations : http://www.cjf.qc.ca/fr/relations/article.php?ida=3973