Accusé et détenu à tort, Mamadi Fara Camara poursuit Montréal et le DPCP
Mamadi Fara Camara, cet homme noir qui avait été arrêté à tort et emprisonné pendant six jours pour la tentative de meurtre d’un policier, en janvier, intente une poursuite de 1,2 million $ contre la Ville de Montréal et le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP).
Ses avocats ont déposé la poursuite mercredi, au palais de justice de Montréal, au nom de l’homme de 31 ans originaire de Guinée. M. Camara et sa famille demandent des dommages et intérêts à la Ville, à son Service de police (SPVM) et au procureur général — le DPCP. Les autres plaignants dans la demande introductive d’instance sont sa femme, le frère, la soeur et le beau-frère de celle-ci, ainsi qu’un couple de voisins, proches amis de la famille.
Les plaignants prétendent que M. Camara a été victime de nombreuses injustices, notamment de profilage racial, d’arrestation et de détention illégales, d’usage d’une force abusive par les policiers et de deux fouilles à nu.
À l’époque, M. Camara fait sa maîtrise en génie électrique. En processus de demande de résidence permanente au Canada, il est aussi chargé de laboratoire à Polytechnique et arrondit les fins de mois du couple en étant chauffeur Uber. Avant d’être enceinte, sa femme était préposée aux bénéficiaires et suivait des cours pour devenir infirmière auxiliaire.
La police a soutenu que le 28 janvier, en fin d’après-midi, l’agent Sanjay Vig avait été désarmé et attaqué avec sa propre arme de service, près de l’autoroute métropolitaine, dans le quartier Parc-Extension. M. Camara, qui passe par là en voiture, est rapidement arrêté; il sera détenu pendant six jours. Il est finalement libéré le 3 février lorsqu’une vidéo du ministère des Transports le disculpe. Peu de temps après sa libération, des preuves ADN permettent encore de le disculper sans l’ombre d’un doute.
Après sa libération, M. Camara reçoit les excuses publiques du directeur du SPVM, Sylvain Caron, le 5 février. Quelques jours plus tard, le chef Caron rend visite à M. Camara, chez lui, pour lui présenter en personne ses excuses. Les enquêteurs au dossier ont finalement arrêté à la fin de mars un autre suspect en lien avec cette affaire. Ali Ngarukiye a été accusé de sept chefs, dont tentative de meurtre et voies de fait graves contre un policier, mais aussi d’avoir désarmé un policier et déchargé une arme à feu.
«Stéréotypes et préjugés»
Dans la poursuite, M. Camara allègue que l’agent Vig, la victime de l’agression, s’était livré à du profilage racial et avait fait des déclarations mensongères qui ont finalement conduit le plaignant à être identifié comme suspect ce soir-là. Il allègue aussi que des policiers ont usé d’une force abusive en le sortant par la fenêtre de son véhicule et l’amenant au sol, «de manière si brutale qu’il s’est blessé à la joue». Il soutient aussi que des policiers «ont porté atteinte entre autres à (sa) dignité» en «posant une botte sur sa tête pour l’immobiliser et en l’insultant». La poursuite allègue par ailleurs que ses conditions de détention étaient cruelles et inusitées, et que les policiers ne l’ont pas traité avec respect.
La poursuite allègue également que la police a mis six jours — tout le temps de la détention de M. Camara — à soumettre à la procureure au dossier la vidéo du ministère des Transports, qui a finalement disculpé le plaignant. Pendant ce temps, «des policiers ont transmis des informations confidentielles à des journalistes afin de nuire à la réputation de M. Camara», soutient la poursuite.
«De nombreux éléments ne pointaient pas vers M. Camara; les policiers se sont basés sur des stéréotypes et préjugés pour justifier l’arrestation et la détention de M. Camara», lit-on dans la demande introductive. «En effet, on a tenu à l’accuser et le détenir pour la seule raison que le policier Vig l’a identifié et qu’il est noir.»
La poursuite allègue enfin que la procureure au dossier «s’est fiée presque uniquement aux dires des policiers, lesquels étaient eux-mêmes biaisés». Le plaignant soutient que «l’usage illégitime» du pouvoir discrétionnaire de la procureure «s’appuie sur des stéréotypes et des préjugés et constitue de la discrimination basée sur la couleur de la peau et l’origine ethnique de M. Camara».
«Ces fautes attribuables à la procureure ont causé à M. Camara et à ses proches des préjudices irréparables», lit-on dans le document.
Une enquête «d’une incompétence sans nom»
L’un des avocats des plaignants, Alain Arsenault, a soutenu en entrevue téléphonique que l’enquête des policiers «était hors contrôle, une enquête d’une incompétence sans nom».
La poursuite indique que des dommages punitifs sont justifiés car «le SPVM a déjà été sensibilisé à ce type de situation, mais l’histoire se répète». Pour Me Arsenault, «il est temps qu’on sanctionne sévèrement ce genre d’abus en dédommageant les victimes de façon sérieuse».
Son collègue Justin Wee estime que «tous ces événements n’auraient pas eu lieu si M. Camara n’avait pas été noir». Les avocats espèrent «que cette poursuite dévoilera l’existence du profilage racial au sein de la police de Montréal».
Geneviève Jutras, porte-parole de la mairesse de Montréal, Valérie Plante, a déclaré que la Ville attendait la fin d’une enquête indépendante commandée par le gouvernement du Québec avant de commenter davantage. Le rapport du juge de la Cour supérieure Louis Dionne est attendu d’ici la fin du mois d’août. Mme Jutras a ajouté que cette poursuite ne changeait rien au désir de l’administration municipale de collaborer avec M. Camara. Les procureurs de la Ville vont maintenant étudier la poursuite et formuler des recommandations, a-t-elle dit.
Audrey Roy-Cloutier, porte-parole du DPCP, a refusé de commenter une affaire qui est devant les tribunaux.
M. Camara réclame personnellement 790 000 $ en dommages-intérêts. Les membres de la famille, y compris sa femme qui était enceinte à l’époque — et qui a donné naissance à des jumeaux en mai —, poursuivent également pour divers montants, en raison du stress et de l’angoisse causés par la situation, notamment une perquisition au domicile du couple.
En avril dernier, M. Camara avait reçu la Médaille de l’Assemblée nationale pour son sens civique et son engagement bénévole auprès des jeunes de l’organisme «Ali, les Princes et Princesses de la rue».
Source: Sidhartha Banerjee, La Presse Canadienne