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NOTES D’UNE ALLOCUTION DE

ME PIERRE MARC JOHNSON

Avocat-conseil – Lavery
Ancien Premier Ministre du Québec
Négociateur en chef du Québec
Accord économique et commercial global
Canada-Union Européenne

RÉCIPIENDAIRE DE LA MÉDAILLE DU BARREAU 2017

À L’OCCASION DE LA CÉRÉMONIE DE REMISE

JOURNÉES DU BARREAU QUÉBEC

LE 15 JUIN 2017

Madame la bâtonnière Me Prémont

Monsieur le bâtonnier élu Me Grondin

Membres du Conseil de l’Ordre

Consœurs et confrères

Je vous remercie Madame la bâtonnière et le Conseil de l’Ordre de me conférer cette distinction qu’est la médaille du Barreau. Je remercie les consœurs et confrères qui ont porté et appuyé ma candidature et – je dois vous le dire – sans solliciter mon avis.

Je connais la valeur de la reconnaissance par ses pairs qui comporte aussi pour moi une conscience aigüe des années qui passent. Vous m’en voyez ému.

J’accepte cet honneur avec modestie en me rappelant les récipiendaires depuis 1982 : Juristes de renommée, juges respectés, avocats estimés, détenteurs de postes dans l’administration de la Justice qui y ont laissé une empreinte inspirante, membres de l’Exécutif qui ont imprégné leur marque sur la société. J’ai connu ou fréquenté la plupart d’entre elles et d’entre eux; et c’est une compagnie qui demeure toujours quelque peu intimidante.

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Madame la bâtonnière, vous avez accédé à vos fonctions dans le contexte d’une crise qui portait atteinte profondément à l’Institution du Barreau et vous avez fait en sorte – avec les autres membres du Conseil – que les choses rentrent dans l’ordre.

Quand il y a des situations qui sont -du moins en apparence- des impasses, il faut le courage spontané et la détermination absolue de personnes qui viennent les résoudre. Et vous êtes de celles-là Mme la Bâtonnière. Vous avez fait honneur à l’institution et à la profession par vos interventions pertinentes et efficaces. Il faut le souligner.

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Il est devenu nécessaire de rappeler certains fondements de notre système démocratique alors qu’émergent des mouvements et propos dits « populistes » qui ont prise dans des pays où l’on élit les dirigeants.

Je vous livre donc ici quelques réflexions sur la société et le droit et sur nos institutions démocratiques dans ce contexte. Nos démocraties demeurent fragiles devant l’irrationnel et pourraient devenir moins résilientes qu’elles ne le semblent si nous n’y portons pas attention.

La démocratie permet que le droit évolue de façon ordonnée et cohérente avec la société et les valeurs que les élus et les tribunaux y perçoivent.

C’est le temps qui est l’aune à laquelle on mesurera la justesse et la pertinence des changements aux lois et des formes qu’on aura données au progrès des droits et libertés.

Au cours des deux dernières générations – sous des gouvernements de différents partis politiques – des législations ont été adoptées – qui assuraient la protection de la Charte des droits et libertés quant à l’orientation sexuelle des personnes; ou qui faisaient progresser le droit à l’égalité en édictant les congés de maternité et parentaux;

– qui étendaient la portée du filet de sécurité sociale notamment quant à l’accès aux médicaments; ou qui renforçaient les droits des syndiqués ou permettaient aux syndicats de devenir des acteurs financiers de l’économie.

– D’autres mesures venaient garantir la protection de la voix au chapitre pour les oppositions dans le monde municipal ou facilitaient l’accès à l’information afin de nourrir l’exercice de la liberté de presse;

– D’autres évidemment sont venues donner une place première à la langue française en vue d’assurer sa pérennité à la fois dans nos institutions et dans l’organisation et les activités des entreprises.

Ces progrès et tant d’autres ont traduit une évolution des valeurs en société qui touchaient les droits individuels comme les droits dits collectifs.

Ces progrès deviennent des acquis de société et partie intégrante de notre culture démocratique.

On critique à l’occasion ces changements, mais pour l’essentiel ces orientations touchant les droits et libertés, et les droits collectifs ne sont pas constamment remises en question.
L’émergence du populisme qui s’intègre dans la démarche électorale doit nous faire prendre conscience de la fragilité des acquis sociaux et du progrès des droits et libertés.

Par le fait même celle de la vie démocratique.
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Si on regarde chez nos voisins américains on constate des remises en question d’envergure en matière de protection de l’environnement, d’accès aux services de santé, du traitement fait à celles et ceux qui accèdent au territoire américain. Et que dire du traitement que le sommet de l’exécutif donne au judiciaire et du constat qu’est battu en brèche le principe de la distance respectueuse qui doit exister entre l’Exécutif et l’Administration de la justice.

On n’a pas à remettre la légitimité démocratique des changements législatifs et réglementaires récents : il y a eu élection. Mais on peut heureusement constater que la constitution américaine a brillamment intégré la sagesse de Locke et Montesquieu : ils voyaient dans la séparation des pouvoirs une réduction de l’espace de l’arbitraire dans l’exercice d’État : Les « checks and balances » de ce grand pays des libertés ont fait échec – à ce jour du moins – aux tentations autoritaires d’un gouvernement élu conformément à la constitution.
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Beaucoup plus loin de nous dans deux États qui bénéficient d’un mode de scrutin démocratique, en Turquie et aux Philippines, se jouent des enjeux extrêmement préoccupants.

Dans l’un, à la faveur d’une tentative échouée de coup d’État, le sommet de l’État s’en prend à la liberté d’expression et de la presse ainsi qu’à l’indépendance des Tribunaux par des arrestations et des limogeages massifs.
Dans l’autre le chef de l’État lui-même, invoquant la lutte à la drogue, incite les corps policiers à exécuter sans procès des centaines de citoyens.

Le Québec et le Canada et les États-Unis sont bien loin de ces deux dernières illustrations de la dérive de gouvernements choisis au suffrage universel.

On peut par ailleurs constater plus près de nous en Europe des 28, que la Hongrie, l’Autriche, et la France et d’autres ont vu émerger des formations politiques dites populistes.
– En Hongrie un parti autoritaire avec 43 % des voies à l’élection de 2014 et 2/3 des sièges au parlement s’en prend à la liberté de presse.
– Les Autrichiens dans un deuxième tour Présidentiel, se sont donné de justesse un Président écologiste contre le candidat d’un parti de droite radicale jusque-là marginal.
– En France, le Front National de Mme Le Pen a obtenu 1/3 des voix au second tour des Présidentielles, et une fraction maigre du premier tour des législatives la semaine dernière, dans un scrutin marqué par 51% d’abstentions.

Le propos et les partis populistes meublent le décor démocratique européen.

Puisque notre démocratie a beaucoup emprunté aux institutions européennes il est raisonnable de s’attarder à une réflexion qui circonscrit le populisme.
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Le populisme, un vocable mal défini, offre des caractéristiques que le politologue hollandais Casse Mudde et qu’un philosophe français Sylvain Reboul nous présentent.

Mudde caractérise le populisme comme « une idéologie “mince” qui se contente de donner un “cadre”: celui d’un peuple pur qui s’oppose à une élite corrompue ce qui fait contraste avec une vision pluraliste qui accepte le caractère légitime de la différentiation des groupes ».

Reboul, lui, affirme que « pour le populiste, les électeurs sont réduits au rang de peuple mythique fusionnel pour mettre en place et rendre légitimes des mesures qui mettent en cause les droits individuels (droits de l’homme) ou collectifs particuliers (droits sociaux) ».

Il ajoute « Ce qui exprime le mieux le populisme dans sa visée anti-démocratique sous couvert d’ultra-démocratie, c’est la dénonciation constante des élites au nom d’un vrai peuple (…) revalorisé par l’obéissance à un chef charismatique en vue de l’instauration d’une unité nationale de type ethnique exclusive, d’où la xénophobie permanente et le refus des différences d’origine, de sexualité vécue, de religion ».

En somme, la rhétorique populiste s’en prend constamment aux dirigeants politiques, administratifs, économiques, intellectuels dans une sorte d’antiélitisme primaire et inébranlable. On oublie ici les débats philosophiques de Platon et Aristote et toute l’évolution de la pensée des lumières qui ont donné éventuellement le système de démocratie représentative instaurés dans les pays d’occident et exportés ailleurs. Ces systèmes ont su sécréter la protection des droits individuels et collectifs.

Le discours populiste invoque un peuple uni, homogène. On fait appel à l’existence d’une « âme collective de la nation » séculière ou religieuse. Le propos donne des traits collectifs caricaturaux aux « autres » qui n’en feraient pas partie.

Les chefs de ces mouvements sont les porteurs d’une rage populaire qu’ils alimentent eux-mêmes par un discours qui intègre les frustrations du quotidien. Ils éveillent la peur de tout; ils encouragent le sentiment de victimisation dans les populations qui subissent les effets du changement technologique, social et économique.

On s’en prend au système de l’économie de marché pour expliquer toutes les formes de disparités en société. Il est vrai que l’économie de marché ne recherche pas en soi l’éradication des disparités; mais nos sociétés démocratiques ont des régimes substantiels de répartition de la richesse et des filets de sécurité sociale solides. S’il est vrai qu’ils seront toujours perfectibles pour répondre aux besoins nouveaux qui se présentent, ils existent.
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Les populistes n’évoquent pas le pluralisme, la séparation des pouvoirs, les droits des personnes et ni les droits syndicaux; non plus que toutes les autres libertés qui nous apparaissent fondamentales et que nous prenons pour acquises. Les populistes cherchent des coupables à qui ils imputent tous les maux du monde.

Le contrepied du propos populiste c’est la réalité des faits.

Le discours populiste diabolise les traités de libre-échange en les dépeignant comme source de perte de prospérité : pourtant le commerce international dans les deux sens représente 82% du PIB de l’Union européenne et plus de 60% de ceux du Québec et du Canada.

L’ignorance et/ou la démagogie prennent une grande place dans le discours populiste.

Le discours populiste rejette la complexité, la précision et les nuances qui doivent accompagner le diagnostic des enjeux sociaux et les propositions de politiques publiques pour y répondre. Il a recours aux sentiments, aux émotions et aux préjugés et offre un diagnostic simpliste des disparités de richesse ou de condition.

Il dénonce tous ceux qui exercent un pouvoir; il met au banc des accusés les élites apparemment responsables de la condition humaine…

La gauche ou la droite traditionnelles et le centre tentent d’encadrer de façon rationnelle les orientations des politiques publiques qui répondent aux enjeux de société. Le discours populiste, lui, est un propos qui n’a pas de profondeur idéologique et il ne recèle ni vision ni espoir.

Aucune société démocratique n’est à l’abri des variantes du discours simpliste du populisme qui est puissamment répercuté dans le media comme il a été donné de le voir aux États-Unis comme en Europe depuis quelques années.
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Car le populisme diffuse abondamment sur tous sites, journaux et plateformes.

Les sources de nouvelles (bonnes ou mauvaises, vraies ou fake) se sont multipliées. Pour le meilleur comme pour le pire. Depuis des années s’additionnent des chaines d’information continue, une multitude de canaux spécialisés, les sites innombrables sur l’internet et les media sociaux qui ont leur propre langage et parfois leur propre langue.

Ce contexte force une adaptation des media traditionnels à ce qui « marche » ou « attire un public » pour vendre la publicité source essentielle de revenus, voire de survie. Or ce qui « marche et attire un public » ressemble trop souvent à une spirale vers le bas dans la réflexion et la rationalité, l’analyse des faits : on répercute des propos qui substituent allégrement à la rigueur des approximations et des préjugés.

La mission des media est notamment de favoriser et soutenir la transparence et l’imputabilité des administrations envers les administrés. La description des faits, l’analyse et l’opinion forment l’armature qui permet de répondre à cette mission. Mais nous vivons à l’époque de l’instantané absolu et la présentation des faits donne souvent sa place à une forêt d’opinions plutôt que de faits. Le temps et l’espace manquent pour donner au contexte factuel d’enjeux publics la place qui devrait lui revenir.

La nouvelle est devenue un flux d’instantanés composé des opinions et positions courtes des uns et des autres.
Les « élites » politiques s’emprisonnent elles mêmes dans cette superficialité et s’obligent à peu de temps de réflexion avant de réagir aux situations, aux propos, aux positions.

Le monde entier devient auditoire pour tous : les prix Nobel publient des textes réfléchis sur des plateformes et se retrouvent ciblés presque simultanément sur ces mêmes plateformes par des groupes ou personnes utilisant des arguments sommaires et lapidaires farcis de préjugés.

Les conséquences pour la société ne sont pas minces :
Pour les administrations publiques et pour les politiques, Il y a moins de place pour un discours cohérent et nuancé, condamnés qu’ils sont à trouver des formules chocs, des clips efficaces qui assurent leur présence dans ce monde de l’instantané.

Pour l’individu – la personne – cette course à l’effet peut signifier l’atteinte brutale à son droit à la sauvegarde de sa dignité, son honneur, sa réputation – sans qu’il n’y ait eu de démonstration raisonnable, d’audi alteram partem, ou de procès sinon celui d’un chapelet d’insinuations répercutées de façon diversifiée dans l’opinion publique.

La liberté d’expression doit prédominer, mais force est de constater que jamais le discernement du lecteur ou de l’auditeur n’aura été aussi nécessaire que maintenant.
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Il n’y a pas d’organisation populiste puissante chez nous, du moins si l’on en juge par les orientations des trois principaux partis politiques à l’Assemblée nationale. Mais dans des mouvements moindres ainsi que dans des dérives de discours lors de débats, on rencontre des ferments de populisme.

Et on peut s’attendre à ce qu’émerge plus fortement ce type de discours si rien ne lui est opposé: les changements technologiques et sociaux-économiques provoquent du mécontentement et le mécontentement est un terreau fertile pour le propos populiste.

L’économie des pays de l’OCDE et bien d’autres est en transformation radicale : robotique, numérisation, intelligence artificielle, prédominance consacrée de l’économie de services vulnérable à ces changements inévitables. Tout cela apporte des perturbations qui engendrent des frustrations dans tous les segments de la population.
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L’adaptation ou l’inadaptation à ces changements et perturbations taille une place au droit, aux juristes et aux avocats.

Le droit que nous avons appris nous fait défendre les intérêts du client. Mais le droit que nous avons appris oblige à réfléchir, à accorder le bénéfice du doute, à rechercher la vérité, à vaincre les préjugés, à s’attarder à la complexité des réalités sociales et politiques, à exercer notre curiosité dans la recherche des solutions possibles aux défis sociaux.

Les juristes, les avocats et la profession par son Ordre ont un devoir d’analyse consciente et attentive du propos public et médiatique.

Ils doivent reconnaître la démagogie et ne pas hésiter à la dénoncer ou à la confronter.

Ils doivent apporter la part du rationnel à des propos qui souvent ne le sont pas.

Ils ont un devoir d’intervention quand tout s’emmêle au point d’atteindre les fondements de la démocratie représentative dans laquelle nous vivons.

Il appartient aux juristes, aux avocats et au Barreau de trouver des moyens de présence, d’alerte et de pédagogie auprès du public quand l’indépendance des tribunaux est mise à mal, quand la liberté de presse est menacée, quand le droit à l’intégrité de sa réputation est bafoué, quand le droit à l’égalité subit des assauts.

Il en va de même d’être à l’affut des situations délicates posées par l’obligation de distance respectueuse du politique à l’égard du travail des forces policières et – au nom de l’intérêt public – de la nécessité que ce bras du seul exercice légitime de la violence en société, soit imputable dans l’État et dans la société.

Par métier nous devons être rigoureux, précis et vigilants.
Par profession nous devons être honnêtes, intègres et conscients.
Parce qu’il est une institution qui nous réglemente, le Barreau doit savoir intervenir tout autant que ses membres dans la défense des fondements de notre démocratie.
Ces contributions sont essentielles au maintien de la vitalité démocratique de notre société.

La mesure du temps qui passe fait surgir le sentiment de gratitude dans des moments privilégiés comme celui que vous m’offrez.
Ma reconnaissance va
– À mon père mort à 53 ans en 1968 qui m’a appris l’importance du service public et la nécessité d’une vision de long terme dans les politiques publiques et l’action politique;
– A ma mère de qui j’ai appris que la poursuite des idéaux nourrit l’être plus que l’avoir;
– A mon frère pour ses complicités discrètes au cours de nos cheminements respectifs et mes sœurs pour leur appui constant.
– A mes enfants ainsi que leur mère pour avoir subi avec patience le sacrifice de l’absence au cours des années d’engagement politique et au-delà.
– A Hélène, ma femme, inspiration de tous les jours : elle a subi avec courage les conséquences de son respect profond de la réserve du juge même devant l’injustice et l’affront qu’elle a dû subir. Ce courage n’a d’égal que sa générosité envers les gens et son amour pour la vie;
– A celles et ceux qui m’ont accompagné dans les moments exigeants de la politique ou ont collaboré vivement à mes missions et mandats.
– À tous ces amis de la profession qui m’ont accueilli dans leur cabinet d’avocats .
– À Jacques Laurent avocat Émérite. Et Ami.
– À Patrick Molinari et Louise Arbour qui ont initié et appuyé cet mise en candidature et ainsi qu’à Jean Charest, ancien Premier ministre pour la confiance qu’il m’a témoignée dans les mandats d’État qu’il m’a confiés et pour son implication constante et essentielle dans le dossier européen.

– ​ Et à vous chers consœurs et confrères : il y a 30 ans maintenant je quittais la politique active. J’hésitais entre le retour à la médecine ou au droit. J’ai consulté nombre de proches dont un oncle qui m’a demandé : « qui est ta meute ? », Malgré des moments occasionnels de nostalgie de la satisfaction d’œuvrer comme médecin d’urgence ou on se sait utile, ma meute, je le sais, c’est vous.
Alors, Sachez montrer des dents quand il le faut.