Autopsie d’un désastre professionnel, L’Affaire Heenan Blaikie

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imageUne analyse d’André Gagnon

Comment expliquer qu’un cabinet ayant un chiffre d’affaires annuel de 225 millions $ et des profits de 31 millions $ disparaisse tout d’un coup ?

Roy Heenan,. cofondateur de Heenan Blaikie, en 1973, a déclaré dans une interview vidéo au National Post (voir www.lemondejuridique.com) que le cabinet se portait à merveille jusqu’à ce les choses se transforment en cauchemar pour prendre la forme d’un désastre et de la disparition du cabinet, l’un des plus importants au Québec et au Canada.

Selon The Financial Post, c’est la pire histoire qui soit jamais arrivée à un cabinet d’avocats canadien. Je ne crois pas cela du tout. D’autres cabinets au Québec, en tout cas, bien sûr ce n’est pas Toronto, um um,.. ont connu un sort à peu près semblable : Desjardins Ducharme, Guy & Gilbert, (à mon sens, le plus proche comparable à Heenan Blaikie), Pepin Letourneau, Geoffrion Prud’homme et quelques autres. Ces derniers avaient une clientèle, des revenus et des profits sauf erreur moindres bien sûr que Heenan Blaikie.

Heenan Blaikie, «success story par excellence», s’est développé à partir d’une idée : combler les besoins des entreprises en droit du travail puis avec le temps l’équité salariale, le droit administratif , de l’emploi, l’arbitrage à un niveau sans précédent côté patronal, la médiation…

Secteurs novateurs dans plusieurs cas à l’époque au début des années 70. Puis s’est ajouté le droit des affaires : la fiscalité, fusions et acquisitions (M&A), etc. Vint le moment où un avocat brillant, Norman Bacal, de Montréal a suggéré d’ouvrir un cabinet à Toronto où plusieurs têtes décisionnelles corporatives de Montréal, du Québec (après les années 1976 et suivantes) avaient migré . Il s’est expatrié à Toronto et a monté une affaire brillante avec sa direction exclusivement à Montréal, une grande première dans le monde juridique. Ogilvy Renault, devenu Norton Rose & Fulbright avait fait de même mais le développement de son cabinet à Toronto fut plus tardif, plus lent, avant que les choses finissent pas s’organiser et deviennent rentables puis vint la fusion avec Norton Rose puis avec Fulbright. C’est maintenant le monde que dessert pays par pays cette firme.

Heenan Blaikie avait développé son modèle d’affaires stratégiquement bien planifié ne faisant aucun coup d’éclat ou si peu sauf d’aller chercher des «sortants de politique» comme Trudeau, Chrétien, Pierre-Marc Johnson et autres dont Don Johnston, cofondateur du cabinet, qui revint au bercail après avoir occupé le poste de Secrétaire général de l’OCDE à Paris (Organisation de Coopération et de Développement Economique) en 1996 après avoir été ministre responsable du Conseil du Trésor sous Trudeau à Ottawa. Les Canadas (Pétro-Canada, Air Canada, Radio-Canada, etc.) furent longtemps clients du cabinet à Montréal, Ottawa, Toronto et ailleurs au Canada puis se sont dispersés et les mandats sont passés vers d’autres cabinets d’avocats pendant que les affaires corporatives avec Norman Bacal à Toronto les remplacent.

Pendant ce temps, le droit du travail avec les Nicola DiIorio, débauché par Roy Heenan près la faculté de droit de l’Université de Sherbrooke en 1987, et autres experts en la matière, Me Suzanne Thibaudeau et bien sûr Roy Heenan continuent à agir dans ces dossiers sans parler de Guy Tremblay revenu aux affaires du travail après 10 ans comme coassocié-directeur qui voyait aussi à sa clientèle.

Parallèlement, les Peter Blaikie, cofondateur du cabinet, proche des conservateurs fédéraux tandis que Roy Heenan, lui, était près des Libéraux fédéraux et du Québec, et les nombreuses figures juridiques qu’attirait le cabinet venaient ajouter à son expertise légale tout azimut à la faveur de changement de chaise dans les autres cabinets montréalais .Le litige commercial, avec des causes de longues durées apportait son écho aux revenus de Heenan Blaikie. De sorte qu’en 10 ou 12 ans, Heenan Blaikie s’est taillé une place de choix au sein de l’échiquier juridique du Québec et du Canada. Des cabinets sont ouverts dans les grandes capitales provinciales d’où des mandats en énergie , en développement minier, financement, etc. et au Québec des firmes comme Aubut Heenan à Québec et à Trois-Rivières et à Sherbrooke joignent le giron.

L’apothéose fut le lancement du cabinet de Paris en 2009, orienté vers l’Afrique et les déconfitures qui s’ensuivirent avec l’affaire Jacques Bouchard mais qui s’est résorbée pour devenir désormais un cabinet indépendant depuis la chute récente au Canada.

Ce qui vient ternir l’image d’un groupe, d’une firme professionnelle ce sont les conflits entre les associés surtout causés par la rémunération jugée injuste et les dividendes payés aux actionnaires, les associés véritables dont le nombre semble avoir très peu progressé ou grandi avec le développement du cabinet. Ce qui a causé problème et heurts. On dit que les avocats sont souvent des «prima donna» mais cela n’est pas exclusivement le problème des avocats.

Tout cabinet d’avocats comme tout cabinet de professionnels connaît des tensions, des heurts. C’est inévitable dès que des humains partagent des dossiers, des intérêts, de conflits, des clients qui ont du succès et d’autres moins…la rémunération, la convoitise. Des gestionnaires de talent savent comment harmoniser ces tensions, utiliser le talent de leurs confrères et consoeurs également talentueuses à diverses tâches qui font ressortir et mettre en valeur leur façon de faire. Tant d’exemples en 30 ans de couverture du monde juridique l’illustrent éloquemment.

C’est le cabinet de Toronto qui connaît semble-t-il les premières fissures. Les «diktats» de Montréal» sont parfois mal perçus par les avocats torontois qui ont vite obtenu la nomination d’un co-associé directeur alter ego avec Montréal . Me Norman Bacal assurait ce champ de compétence avec beaucoup de doigté avec son colistier montréalais, Me Guy Tremblay, qui fut le timonier pendant 10 ans. Des années fort heureuses aux dires de ses associés tout comme pour Norman Bacal à Toronto.

Les choses cependant se gâtent au changement de la garde avec l’arrivée comme codirecteur Me Robert Bonhomme, fils spirituel du cofondateur Roy Heenan, devenu président du conseil, mais ayant encore un gros mot à dire sur les affaires du cabinet Heenan Blaikie. Sa voix de stentor a souvent résonné dans les bureaux de Montréal alors qu’il s’adressait à Robert Bonhomme en des termes pas toujours mélodieux . Malade, à la dialyse, Roy, impose son candidat qui même s’il a côtoyé son associé également en droit du travail, Me Guy Tremblay, n’a pas les mêmes capacités à assurer une gestion harmonieuse. Les ratés sont mal perçus par les gens de Toronto…..et de Montréal. Des prises de position impopulaires par le gestionnaire avec lesquelles Roy Heenan est d’accord suscitent le grogne. Les failles commencent à se faire sentir. Des départs sont annoncés à Toronto. Pus à Montréal. Des pans de mandats disparaissent, la fiscalité avec Manon Thivierge, une autorité en la matière s’envolent, des gens de litige partent pour la fonction judiciaire (Me Morrison, les gens qui ont représenté l’AMF dans les dossiers contre Norboug et les compagnies d’assurance responsabilité ), et les autres qui se joignent à d’autres cabinets montréalais. Plus de 70 avocats au total sur un peu moins de 500 claquent la prote à Toronto et à Montréal, Ottawa. D’autres songent à quitter….C’est la débandade. Le mandat de Robert Bonhomme est ramené au seul cabinet de Montréal. L’orage gronde, à travers les «rénovations» que connaît la firme au 1250 René-Lévesque ouest, dont la réception est fixée au 20e étage. Le chant du cygne ?

Les nouvelles en provenance de Toronto sont mauvaises. A Montréal aussi. Une réunion est prévue au début d février à Montréal; on pense à une programme de restructuration…ce n’est pas une affaire de structures mais de personnalités, des avocats dressés contre d’autres avocats, des intérêts contre d’autres intérêts. Roy Heenan dira que les revenus et les profits étaient bel et bien au rendez-vous. Mais que c’est le «rambling», les batailles de coq, ou si vous voulez les chicanes internes, qui sont st la cause du désastre de Heenan Blaikie.

On a voté la dissolution, puis préparé sa sortie. La vie doit continuer .Le mélo drame a connu son terme.

Fin heureuse si l’on peut dire; les avocates et les avocats n’ont aucun problème à trouver un autre cabinet. Leur compétence n’est pas en cause. Le personnel professionnel, lui, alors c’est un peu plus difficile, mais pas impossible. Quand on a fait carrière dans une firme c’est parfois un peu ardu de trouver de l’emploi ailleurs dans un contexte encore peu favorable à la pratique du droit en cabinet privé. Mais cela n’est pas impossible quand même. Le personnel clérical, de soutien dont une firme ne peut se passer qui possède des compétence technologiques certaines saura aussi se replacer. D’ailleurs un comité a été mis sur pied chez Heenan Blaikie pour tenter de trouver des emplois intéressants. ll est à pied d’oeuvre.

Souhaitons que bientôt l’affaire du désastre de Heenan Blaikie ne sera plus qu’un mauvais rêve.

André Gagnon

Note : Heenan Blaikie a constitué au fil des ans une collection de tableau à nul pareil avec des oeuvres de grands peintres d’ici et d’ailleurs accrochés aux murs du bureau de Montréal. Roy Heenan, le collectionneur par excellence, a créé cette collection qui rivalise avec celles des musées les mieux nantis. Son client et ami Robert Poulin, l’un des rares ingénieurs-conseils qui n’a pas été incommodé par le Commission Charbonneau qui exerce à l’échelle de la planète en possède une semblable. Les deux collectionneurs, a-t-on dit au Monde Juridique, sont des amis qui rivalisent en ce domaine. Qu’adviendra-t-il de cette collection Heenan Blaikie unique qui serait évaluée à plusieurs millions de dollars ?