Des avocats payés sous le salaire minimum à l’aide juridique

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La grogne prend de l’ampleur parmi les avocats en pratique privée qui acceptent des mandats d’aide juridique. Ces mandats sont réservés aux moins nantis afin de leur permettre de faire valoir leurs droits devant les tribunaux. Les tarifs octroyés par l’État québécois sont jugés « dérisoires » et nuiraient à l’accès à la justice.

Un texte de Mathieu Dion, correspondant parlementaire à Québec

La goutte qui a fait déborder le vase, c’est un arrêt que la Cour d’appel du Québec a rendu en mars dans une affaire de bébé secoué. L’accusé est représenté par Félix-Antoine T. Doyon, avocat dans un cabinet privé payé par l’aide juridique. Les juges ont permis à la défense de présenter une nouvelle preuve même si l’accusé avait déjà été reconnu coupable.

Pourquoi? Parce que l’avocat, écrivent les juges, « a demandé l’assistance d’un collègue vu la complexité de l’affaire; la demande lui a été refusée ». Ils ajoutent : « Il a demandé pas moins de 13 experts avant d’en trouver un qui accepte d’agir sur mandat d’aide juridique. »

Me Doyon a finalement dépêché un expert en Ontario pour analyser le dossier, et tout indique qu’il y a un « risque d’erreur judiciaire » dans cette affaire, selon les juges. Un nouveau procès, avec les coûts de plus qui s’imposent, pourrait donc en découler.

Sans donner des détails du cas pour des raisons évidentes de déontologie, il est l’illustration évidente que le tarif d’aide juridique n’est pas conçu pour qu’un avocat de pratique privée accepte de piloter ce genre de dossier, soit de faire un procès et aller au bout des choses à partir du principe qu’il faut éviter d’envoyer des gens injustement en prison.

Félix-Antoine T. Doyon, avocat-criminaliste

Avec la quantité d’heures travaillées sur ce dossier depuis décembre 2015, Me Doyon estime avoir travaillé bien en deçà du salaire minimum. Il entend défendre la cause jusqu’au bout, mais ne cache pas sa désillusion devant la structure tarifaire de l’aide juridique. « Le citoyen moyen doit savoir que s’il est admissible à l’aide juridique, oui, il peut se trouver un avocat qui va le représenter, précise-t-il. Le problème est que l’avocat ne sera pas payé pour se préparer. »

Tarifs « mal adaptés et désuets », selon le Barreau

Dans une récente lettre ouverte aux membres du Barreau du Québec, le bâtonnier Paul-Matthieu Grondin indiquait que « les tarifs actuels incitent les avocats à délaisser ces dossiers [d’aide juridique] en raison du taux horaire dérisoire auquel ils doivent travailler ». Il évoquait un « écart inacceptable » avec la tarification du marché privé qui, ultimement, pénalise les citoyens plus démunis et limite leur accès à la justice.

Admissibilité à l’aide juridique gratuite : revenu annuel de 20 475 $ pour une personne seule

Me Grondin a refusé nos demandes d’entrevue pour ne pas nuire aux négociations présentement en cours avec le ministère de la Justice, qui a lui aussi refusé de commenter pour les mêmes raisons.

En revanche, l’avocat Félix-Antoine T. Doyon souhaite que les montants forfaitaires soient mieux modulés en fonction des mandats. « Quand on donne 330 dollars à un avocat pour qu’il fasse un procès d’une journée et qu’il se prépare jusqu’à 30 heures, le problème, c’est que les avocats n’acceptent pas ce genre de dossier », estime-t-il.

De nombreux avocats du privé en mandat d’aide juridique cherchent donc à enregistrer des plaidoyers de culpabilité, ce qui réduit largement la durée des procédures et rend alors le dossier plus payant. « Ce n’est pas parce que le client plaide coupable que justice a été rendue », fait remarquer Me Doyon.

Un enjeu pour les demandeurs d’asile

Les avocats en droit de l’immigration se disent aussi victimes de la tarification actuelle, surtout dans les dossiers de demandes d’asile qui ne cessent de s’accumuler avec les entrées irrégulières au chemin Roxham, près du poste frontalier de Saint-Bernard-de-Lacolle.

Le président de leur association, Jean-Sébastien Boudreault, parle d’une situation « critique ».

« Des avocats abandonnent la pratique, changent de pratique ou choisissent de ne plus faire de dossiers d’aide juridique », déplore-t-il. « Les avocats reçoivent en moyenne par dossier [famille de réfugiés] 600 dollars pour 30 à 40 heures de travail. Là-dedans, il doit payer son bureau, sa secrétaire, son téléphone, son Internet, etc. […] En Ontario, les avocats reçoivent 2500 dollars. »

Trouver un avocat spécialisé en refuges, c’est de plus en plus difficile et ça engorge le système. Quand le dossier est mal monté du début, c’est beaucoup plus long que lorsqu’il est monté par un avocat spécialisé [devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada].

Jean-Sébastien Boudreault, président de l’Association des avocats en droit de l’immigration du Québec

Beaucoup de demandeurs d’asile ont recours à un avocat agissant sur un mandat d’aide juridique afin d’obtenir leur statut de réfugié, notamment en raison de la barrière linguistique ou parce qu’ils n’y se retrouvent pas dans les formulaires à remplir et les documents à fournir.

Mais ils ne seraient maintenant qu’une trentaine d’avocats en pratique privée à accepter de tels mandats en droit de l’immigration.

Si les tarifs d’aide juridique actuels sont maintenus, tout indique qu’ils seront de moins en moins nombreux, alors que les demandeurs d’asile, eux, affluent de plus en plus.

L’exemple de l’Ontario

En 2016, le Jeune Barreau de Montréal a publié un rapport critique de la situation et dénonçait une « quasi-absence de considérations spéciales pour des dossiers complexes ».

Une comparaison avec l’Ontario a permis d’établir que le financement du réseau public de l’aide juridique est sensiblement le même entre les deux provinces.

Toutefois, il serait deux fois plus important en Ontario pour le réseau privé : « En 2013-2014, l’Ontario finançait le secteur privé à raison de 13,44 $ par habitant, le Québec n’y consacrait que 6,46 $ », apprend-on.

Les réseaux public et privé coexistent afin de maintenir une saine concurrence et la liberté de choix aux justiciables.

Source : Radio-Canada