Rolls-Royce Wraith Black Badge et Dawn Au-delà du réel
Par Michel Crépault
Je n’ai pas souvent conduit une Rolls-Royce. Depuis plus de 30 ans que je m’escrime à pondre des chroniques automobiles, je n’ai pas besoin de tous les doigts d’une main pour compter les fois. Les raisons sont plutôt évidentes. Ce type d’automobile entre dans une catégorie à part. On ne confie pas un véhicule d’un demi-million de dollars à un journaliste avec le même empressement que si l’auto coûtait le cinquième du prix. Car, ça oui, des véhicules de 100 000$, il m’arrive souvent d’en tester et ça m’arrivera encore, du moins tant que le constructeur sera confiant qu’en me prêtant la voiture, le texte qui suivra partagera mon expérience à des acheteurs potentiels. Et j’ajoute, pour le meilleur ou pour le pire. Si j’aime mon séjour derrière le volant, le pari du fabricant lui rapporte puisqu’il se retrouve avec une visibilité qui équivaut à une belle publicité. Si j’aime moins, il va un peu regretter d’avoir confier l’auto à un grincheux…
Mais une Rolls-Royce ! Qui sont ces lecteurs que ma plume influencerait suffisamment pour qu’ils se disent une fois leur lecture terminée : « Chérie ! Il vient de me convaincre. M’en va dépenser 500 000$. As-tu besoin de quelque chose au dépanneur ? »
Ces consommateurs ne sont forcément pas légion. En fait, en connaissez-vous beaucoup, des propriétaires de Rolls-Royce ? En voyez-vous souvent passer ? Je ne parle pas de ces baladeurs du dimanche qui paradent avec un magnifique mais antédiluvien modèle, assemblé bien avant que Honda ne commence à vendre des autos chez nous (1969). Il sont certes impressionnants, ces carrosses d’une autre époque, promenant fièrement la fameuse grille altière que même un pygmée du Burundi peut associer à la firme britannique fondée en 1904 par Sir Charles Rolls et Henri Royce. Mais ces antiquités n’ont rien à voir avec la Rolls-Royce moderne que fabrique BMW depuis 2003 (suite à une saga financière digne d’un polar, BMW et Volkswagen se sont divisées en 1998 les marques Rolls-Royce et Bentley).
Frank Peronace, le directeur général de Rolls-Royce Motor Cars Québec, vous confiera pourtant qu’il voit suffisamment de clients au cours d’une année pour accrocher en permanence un humble sourire à Gad Bitton, son patron et le seul concessionnaire autorisé de la Belle Province (vous en trouverez un autre à Toronto, à Calgary et un quatrième à Vancouver).
On parie combien que ces heureux élus servis par Frank et son équipe dévouée n’ont pas attendu une chronique automobile pour se décider à parapher le contrat ? Reste les autres, ceux qui hésitent encore un brin, les représentants d’une nouvelle clientèle qui se profile à l’horizon.
Comme celle avant elle, elle ne remplira pas le Centre Bell mais il ne faut surtout pas négliger ces nouveaux entrepreneurs devenus plus riches plus jeunes grâce à l’Internet, aux nouvelles technologies, aux start-ups qui se revendent des fortunes. Dans la foulée des Mark Zuckerberg de ce monde, ils sont plusieurs fois millionnaires avant d’avoir 25 ans. Pourquoi pas alors une Rolls-Royce pour fêter ça ?
Le constructeur l’a bien compris puisqu’il fait souffler un vent de jeunesse sur sa gamme, voire un air de rébellion. Ainsi, Rolls-Royce a lancé le style Black Badge. Il s’agit d’une transformation mécanique et esthétique qui confère au véhicule un côté, disons, plus obscur. J’ai des sous, certes, mais j’ai aussi un petit côté « bad boy/girl » que je ne détesterais pas projeter. Comme si Madonna acquérait la Rolls-Royce d’Elizabeth II pour la modeler à son image. J’ai donc vécu quelques jours d’ensorcellement au volant d’une Wraith Black Badge.
Mais pour vous mettre dans le contexte, permettez d’abord un rapide tour d’horizon : BMW a ressuscité l’éléphantesque Phantom en 2003, suivie de ses versions coupé et décapotable (Drophead), et signalons que la 8e génération a justement été dévoilée cet été ; puis la Ghost, plus « petite », c’est-à-dire dont la longueur excède tout de même celle d’une Mercedes-Maybach S 650 de 415 000$ ; puis le coupé Wraith carrément conçu pour captiver nos jeunes tycoons de tantôt ; puis la Dawn, une Wraith convertible qui cherche cette fois à attirer davantage les dames chez Rolls-Royce.
Le maquillage Black Badge peut s’appliquer à toutes ces Rolls, sauf la Phantom (il y a une limite à bousculer la tradition). La Wraith de mon essai baignait dans la pénombre, que ce soit la grille, les roues en fibre de carbone, les chromes. Même la Spirit of Ecstasy qui déploie ses ailes au-dessus du capot est drapée d’une toge sombre, comme un personnage de Dante qui aurait été agent double dans des quartiers peu recommandables du royaume invisible et qui n’aurait pas pu faire autrement qu’en ressortir changé…
Puissance à revendre
Toutes les Rolls commandent un V12 biturbo de 6,6 litres (6,75L dan le cas de la Phantom). Le traitement Black Badge ajoute normalement 40 chevaux aux 563 déjà présents, sauf pour la Wraith qui se montre satisfaite de ses 633 étalons de base. C’est suffisant pour permettre à la diabolique limousine de 2,5 tonnes (plus de deux fois le poids d’une Hyundai Accent) de passer de 0 à 100 km/h en moins de 5 secondes. Ça tient de la magie noire, pour sûr. Et ça nous vaut aussi une consommation en ville qui descend rarement au sud des 19 litres aux 100 km, une bagatelle qui n’importune absolument pas le propriétaire.
Les deux longues portières sont dites « suicide », c’est-à-dire à ouverture inversée, depuis longtemps une signature de la marque. On s’y fait mais pas tout de suite. Machinalement, on tend la main pour attraper la poignée et oups, c’est vrai, mauvais bord… Dans une rue étroite et passante, on n’ouvre pas cette portière sans prendre de précautions. Et une fois calé dans le trône de cuir et la portière géante toujours béante, on fait comment pour la refermer ? Parce qu’à moins d’avoir un bras long comme le cou d’une girafe… N’ayez crainte, les cerveaux de l’usine de Goodwood (West Sussex, Grande-Bretagne) y ont pensé : deux boutons dans l’encoignure du pilier A permettent de fermer l’une et l’autre muraille sans avoir à forcer. Mais avant de vous enfermer dans votre cocon, remarquez le manche dissimulé dans le cadre de la porte. C’est celui du parapluie fourni gentiment par Rolls-Royce, une autre petite gâterie devenue légendaire. Même une Black Badge n’y échappe pas, prouvant qu’on a beau se la jouer dure, personne n’aime se faire tremper. Ou faire partie des Hells Angels et néanmoins participer à une foire agricole à Saint-Hyacinthe.
Pour le reste, le diable, justement, est dans les détails. Mais dans une Rolls, de minutieuses attentions qui ne peuvent ressembler à celles des autres constructeurs. Les tirettes qui contrôlent les buses d’aération, par exemple, coulissent avec un effet soyeux. L’écran central, modernisme oblige, peut demeurer caché derrière une cloison de bois, tradition l’emporte. Pour le plaisir de tous vos sens, des artisans ont poli, cousu, collé, frotté pendant des heures, des chimistes ont trouvé une manière inédite de fumer le métal. Ce qui se fabrique en série chez BMW passe chez R-R dans un tamis où l’accessoire souhaité en ressort raffiné à l’extrême. Car, pour être franc, l’habitacle d’une Rolls ne réinvente pas tout. Le hasard a voulu que je pilote une BMW 540i après avoir remis les clefs de la Wraith et j’ai été étonné de constater les similitudes dans l’ergonomie générale. Mais si les interrupteurs de la plus plébéienne des deux autos présentent surtout un aspect fonctionnel, ceux de la Rolls sont nimbés d’une aura particulière. Le contraire serait décevant compte tenu de la facture finale.
Et, oh, la sono ! D’une pureté cristalline. Au retour d’un succulent souper à Hudson en charmante compagnie (je vous laisse imaginer la scène quand on stationne « sa » Rolls au cœur d’une bucolique banlieue), nous sommes tombés sur Cœur de loup, un hit de Philippe Lafontaine de 1978. Non seulement avons nous hoché la tête et taper des mains comme deux ados, mais j’ai vérifié sur les places arrière si le sieur Fontaine et son band ne s’y trouvaient pas. Un, ne riez pas, c’aurait été assez spacieux. Deux, je lui aurais quêter un autographe.
Mais la palme de l’accessoire qui fait décrocher la mâchoire revient sans conteste au toit Starlight. De série dans la Black Badge, le pavillon dans l’habitacle se transforme en voûte cosmique parce que des anges de patience y ont piqué plus de mille « étoiles » (en réalité, de la fibre optique lumineuse) de différentes grosseurs. L’effet, la nuit tombée, est hallucinant. Des clients ont déjà profité du programme Bespoke (ce que vous rêvez d’avoir dans votre Rolls, on vous le conçoit tant que le chéquier suit) pour obtenir que leur voie lactée au plafond reproduise leur signe du zodiaque, ou alors le ciel tel qu’il était le jour de leur naissance. Chez Rolls, la clientèle navigue dans ce genre de requêtes impensables pour le commun des mortels. En tout cas, elles n’affluent pas souvent chez Buick.
Pour dévorer le macadam, la Wraith Black Badge a affûté ses organes mécaniques pour accomplir ce qu’une Rolls ne devrait pas faire (même s’il vrai que nos routes parsemées de cônes rendent furtives les montées d’adrénaline). La transmission ZF alternent ses 8 vitesses avec un mordant inhabituel. Le roulis, malgré la grosseur et la lourdeur de la plateforme, est mâté grâce à une suspension pneumatique resserrée. Le grand volant au mince boudin communique la docilité. À défaut de tourner sur un 10 cents, on négocie un virage en trombe en toute confiance. Grâce aux meilleurs ingénieurs de BMW mandatés pour répéter au niveau du comportement routier l’excellence distillée dans la cabine, la Wraith Black Badge s’avère un animal rare que seule la Continental GT Speed (une Bentley rivale, comme par hasard) peut côtoyer sans se sentir trop inférieure.
Balades royales
La donne change du tout au tout avec la Dawn, la sœur convertible de la Wraith et, à l’occasion de mon essai, dépourvue des noirs artifices Black Badge. Au contraire, la limousine étêtée arborait une longue robe blanche dont l’épaule était soulignée par un fin trait bleu royal de la même intensité que la capote en toile. Un amalgame de couleurs extrêmement audacieux mais sauvé du « m’as-tu-vu » grâce à l’extravagance racée que dégageait l’ensemble. Le genre d’insolence aristocratique dont font preuve les dames qui se pavanent en juin à l’hippodrome britannique d’Ascot en se coiffant de chapeaux effarants qui font scintiller leur féminité sous un nouvel angle.
Bref, cette Dawn immaculée au pavillon électrisant attirait les regards comme une Lamborghini. Et encore, l’exotique Italienne est plus commune sur nos routes…
Même extra longues portières à ouverture inversée que la Wraith, toujours un magnifique espace aménagé à l’arrière pour deux passagers traités aux petits oignons (l’accès est facile grâce aux sièges avant qui s’inclinent et coulissent électriquement pour livrer un généreux passage), mais une ambiance et une conduite qui n’ont plus rien à voir avec ceux de la vindicative Wraith.
La lumière enrobe la Dawn. Et toujours ces détails maniaques. Comme cette tapisserie à motifs fleur-de-lysés au fond des vide-poches qui n’aurait pas déparé le Versailles de Louis XIV. Dans cette décapotable d’où on imagine facilement un couple royal saluer la foule, le menu levier de la transmission greffé au volant prône la délicatesse (alors qu’il détonne dans la Black Badge).
Malgré les mètres à garer, les deux Rolls se manoeuvrent décemment. Et je n’insiste pas sur la sensation qu’on éprouve à suivre la Flying Lady qui, de son piédestal au bout du métal, nous ouvre le chemin aussi sûrement que Moïse guidant son peuple à travers la mer Rouge. On se sent d’ailleurs quasiment investi d’une mission divine. Au lieu de rouler sous escorte policière, on chemine avec une statuette devenue talisman et ça rassure tout autant.
Vous ais-je convaincu d’aller rencontrer Frank ? Tant mieux si c’est le cas. Là où vous êtes rendus dans la vie, vous savez mieux que moi ce qui vous rendra heureux. De mon côté, je n’ai pas été si triste que ça de quitter cet univers fabuleux. Je l’explique en bonne partie par le syndrome de l’imposteur qui me tenaillait. Mais dans un autre monde ou une autre vie, qui sait?