Actionnaires, prenez garde aux pratiques illégitimes d’embauche de votre société
Par Theodore Goloff de Robinson Sheppard Shapiro
« La guerre, la guerre, c’est pas une raison pour se faire mal ! » La concurrence non plus, pourrait-on ajouter pour paraphraser cette réplique d’un film culte du cinéma québécois.
Dans Raymond Chabot Grant Thornton c. Bourgeois, 2021 QCCS 237, la Cour supérieure a apporté un éclairage nouveau sur ce qui constitue une concurrence déloyale, et sur la possibilité que des actionnaires — même s’ils ne sont pas administrateurs — puissent engager leur responsabilité lorsque leur société se livre à une concurrence répréhensible.
Bien qu’il ne s’agisse que d’un jugement préliminaire, la Cour émet un certain nombre de signaux d’alerte auxquels les gens d’affaires et les employeurs ne devraient pas demeurer indifférents.
Curieux dénouement d’une fête de bureau
Les faits sont très simples. Le cabinet de comptables Raymond Chabot Grant Thornton [RCGT] exploite un bureau à Saint-Hyacinthe. Un vendredi de septembre 2018, après une journée de bénévolat, les employés de ce bureau prennent un verre dans un bar local. Une des participantes à la fête, seule associée du cabinet, annonce sa démission. Dans l’heure qui suit, un associé de Mallette, cabinet concurrent, se présente sur les lieux et invite toutes les personnes présentes à se joindre à son cabinet.
Le lundi suivant, à 17 h, après avoir signé des contrats d’emploi avec Mallette inc., 18 des 22 employés du bureau maskoutain de RCGT remettent leur lettre de démission. On s’en doute, de nombreux clients les suivront, affectant gravement les activités du bureau.
RCGT réagit en déposant une demande en dommages et en injonction. Parmi les défendeurs, on retrouve les anciens employés de RCGT qui ont déserté, Mallette inc., qui les a embauchés, mais également Mallette s.e.n.c.r.l., société en nom collectif à responsabilité limitée qui est une des actionnaires de Mallette inc.
Enjeux de droit de l’emploi
Tout employeur qui recrute les employés clés ou encore une part importante de la main-d’œuvre d’un concurrent après les avoir invités à abandonner collectivement sans préavis leur ex-employeur, dans l’intention de neutraliser celui-ci ou à tout le moins de nuire de façon importante à ses activités, peut engager ainsi sa responsabilité extracontractuelle.
La Cour a entériné la proposition que « l’acte de désorganisation d’une entreprise rivale constitue une faute qui peut entrainer une responsabilité extracontractuelle » [par 29]. Parmi les exemples d’un tel comportement, la Cour cite « le débauchage de personnel ou le recrutement massif de salariés d’une entreprise concurrente, le détournement de fichiers » [Ibid].
Aux termes de l’article 2091 du Code civil du Québec, tant l’employé que l’employeur doivent donner un préavis raisonnable afin de mettre fin à la relation. Un employeur qui cautionne ou appuie une démission massive sans préavis des employés de son concurrent dans le seul but de s’approprier sa clientèle commet de ce fait une faute qui pourrait engager sa responsabilité extracontractuelle.
La Cour reconnaît qu’elle a le pouvoir de sanctionner un tel comportement au moyen de dommages ou d’injonctions. Si un nouvel employeur profite de renseignements confidentiels de l’ex-employeur obtenus par la violation, par ses nouveaux employés, de leurs obligations de confidentialité, la faute devient encore plus grave et coûteuse.
Actionnaires, prenez garde!
Le deuxième point soulevé par la Cour repose sur une notion fondamentale du droit des sociétés : les dettes d’une société ne sont pas celles de ses actionnaires. Même si les coffres d’une société sont vides, ses créanciers n’ont pas le droit de mettre la main sur les actifs de ses actionnaires pour réaliser leurs créances. Toutefois, en des circonstances très particulières, les tribunaux peuvent faire fi de cette séparation de patrimoines : on dit alors qu’il y a « levée du voile corporatif ».
Cette décision est à signaler puisqu’elle confirme que les actionnaires d’une société pourraient être tenus responsables d’une faute commise par leur société sans qu’il soit besoin de soulever le voile corporatif. Dans le cas sous étude, les procédures visent la partie qui aurait commis une faute de concurrence déloyale, soit Mallette inc., société par actions, mais également Mallette s.e.n.c.r.l., une de ses actionnaires. On peut alors se demander si cette responsabilité de l’actionnaire peut être engagée dans des circonstances qui ne remplissent pas les conditions rigoureuses de la levée du voile corporatif.
Dans ce cas, la Cour a conclu que la participation de l’actionnaire aux activités répréhensibles suffisait à la rendre responsable, au même titre que la société par actions ou ses administrateurs.
La distinction entre une société par actions et ses actionnaires est bien réelle. Juridiquement, il s’agit de personnes distinctes. Mais cette distinction ne saurait mettre à l’abri de responsabilité les actionnaires qui se rendent complices des agissements illégaux de la société, même lorsque les conditions rigoureuses de la levée du voile corporatif ne sont pas satisfaites.
La Cour a laissé au juge qui sera appelé à se prononcer sur le fond du litige le soin de décider si on pouvait invoquer les règles propres aux sociétés à responsabilité limitée pour appuyer la responsabilité extracontractuelle de Mallette s.e.n.c.r.l. Rappelons que celle-ci était actionnaire — et encore, non majoritaire de Mallette inc. Les règles en question créent des droits comme des obligations, mais n’exemptent pas les associés de toute responsabilité civile.
Comme nous l’énoncions plus haut, on est en présence d’une décision préliminaire. La Cour ne s’est pas prononcée sur le fond du litige. Elle a répondu à une demande pour faire rejeter sommairement les procédures et son rôle se limitait à déclarer si les faits allégués, advenant qu’ils soient prouvés lors du procès, pourraient donner lieu aux conclusions recherchées.
En définitive, les gens d’affaires avisés garderont l’œil sur les règles sur la concurrence déloyale, en perpétuelle évolution. En certaines circonstances, l’opinion d’un conseiller juridique sera non seulement prudente, mais surtout vitale.