Affaire Comeau : pas de garantie constitutionnelle de libre-échange entre les provinces
Par Me Marie-Eve Gagné, avocate, Secrétaire corporative et affaires juridiques à la Fédération des producteurs d’oeufs du Québec (UPA)
« 121. All Articles of the Growth, Produce, or Manufacture of any one of the Provinces shall, from and after the Union, be admitted free into each of the other Provinces. » – Loi constitutionnelle de 1867
Le 19 avril dernier, la Cour suprême du Canada rendait sa décision dans la cause opposant le Nouveau-Brunswick à monsieur Gérard Comeau (R. c. Comeau, 2018 CSC 15). Dans un jugement unanime, le plus haut tribunal du pays statuait sur la portée de l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867, traitant de la libre circulation des biens au Canada.
L’affaire a pris naissance par l’imposition d’une amende de quelques centaines de dollars. En 2012, monsieur Comeau, un résident du Nouveau-Brunswick, s’était rendu au Québec afin de s’y faire des provisions en boissons alcoolisées. À l’instar de plusieurs autres provinces canadiennes, le Nouveau-Brunswick régit l’approvisionnement de boissons alcoolisées sur son territoire, en confiant à une société d’état un quasi-monopole de commercialisation sur ces produits. Il est donc interdit d’y posséder, en quantité excédant la limite prescrite par la loi, des boissons alcoolisées achetées ailleurs qu’à la Société des alcools du Nouveau-Brunswick («Société »).
Au moment des faits, la Gendarmerie Royale du Canada surveillait les achats d’alcools effectués par les Néo-Brunswickois dans la province voisine, puisqu’elle suspectait des violations de la Loi sur la réglementation des alcools. Monsieur Comeau a ainsi été intercepté sur le chemin du retour. Constatant qu’il contrevenait à la loi, la GRC a saisi ses boissons alcoolisées et lui a imposé une amende de 240$, en plus d’autres frais.
Monsieur Comeau a contesté cette amende devant la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick. Il soutenait essentiellement que la loi créant l’infraction était invalide et inopérante puisqu’elle contrevenait à l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867.
Selon lui, cette disposition conférait une protection constitutionnelle au libre-échange des biens entre les provinces canadiennes de sorte qu’aucune barrière, quelle qu’elle soit, n’aurait pu entraver le libre passage des biens d’une province à une autre. La Cour provinciale lui a donné raison. La permission d’en appeler de ce jugement a été refusée, menant ainsi le dossier devant le plus haut tribunal du pays.
Cette histoire de contravention en apparence un peu banale soulevait des questions dont les réponses auraient pu engendrer des conséquences sociales et économiques considérables. En effet, retenir l’interprétation préconisée par monsieur Comeau aurait pu entraîner l’invalidation de plusieurs mesures réglementaires se retrouvant, notamment, dans les régimes créant les monopoles étatiques de commercialisation et dans les systèmes de gestion de l’approvisionnement agricole, autrement connus comme étant les systèmes de gestion de l’offre.
Au Canada, la production et la commercialisation de certains produits agricoles sont contingentées (lait, œufs, volailles). Les importations sont également limitées, le principe étant d’imposer des tarifs douaniers dissuasifs sur les quantités importées en excédent des accès au marché canadien consentis par les traités internationaux.
La gestion de l’offre est ainsi issue d’un ensemble de règles adoptées par les deux paliers de gouvernement dans un contexte de coopération fédéral-provincial. Ce modèle permet d’offrir aux consommateurs canadiens un approvisionnement stable en produits locaux de grande qualité à des coûts raisonnables. Il permet également d’assurer aux producteurs canadiens l’obtention d’un juste revenu, sans le support de subventions gouvernementales, puisque les prix négociés sont basés sur les coûts de production.
Par le passé, des pans du système de commercialisation des œufs au Canada ont été contestés devant la Cour suprême sur la base, notamment, de l’article 121[1]. Bien que les arguments en découlant aient été écartés, les décisions rendues ne cernaient pas clairement la portée de cet article.
La décision Comeau met donc fin à l’incertitude. La Cour a confirmé que l’article 121 ne prohibait pas, de manière absolue, l’adoption de lois qui avaient pour effet d’entraver ou de restreindre la libre-circulation des biens entre les provinces. Cette disposition vise plutôt à interdire les mesures qui agissent comme un tarif douanier (frais, amendes, saisies ou autres équivalents fonctionnels) imposées en raison de la province de provenance du bien et qui poursuivent l’objectif principal d’entraver le commerce des biens d’une province à une autre.
En l’espèce, la mesure contestée par monsieur Comeau avait certes pour effet de restreindre l’entrée des boissons alcoolisées dans la province et donc d’entraver le commerce interprovincial de ces produits. Toutefois, la Cour a conclu que cette mesure faisait partie d’un régime réglementaire plus large de commercialisation des boissons alcoolisées du Nouveau-Brunswick dont l’objectif principal était de permettre le contrôle, par une entité publique, de la production, de la distribution, de la commercialisation et de l’usage des boissons alcoolisées dans la province pour des considérations de bien-être et de santé publique. Cet objectif ne pourrait être atteint sans restreindre l’approvisionnement de boissons alcoolisées en provenance de toute source autre que la Société, que la source se situe au Nouveau-Brunswick ou dans une autre province.
Il s’agit donc d’une décision importante, tant au niveau social que juridique. Elle confirme que les doctrines constitutionnelles encadrant l’application des pouvoirs et limites posés par la constitution canadienne doivent se développer dans un esprit de fédéralisme coopératif.
[1] Renvoi relatif à la Loi sur l’organisation du marché des produits agricoles, [1978] 2 R.C.S. 1998; Office canadien de commercialisation des œufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157