CARTELS ET FIXATION DE PRIX : GARE AUX RECOURS COLLECTIFS!
Me Emmanuelle Rolland, associée du cabinet Borden Ladner Gervais
Pour la première fois, la Cour suprême du Canada a permis l’exercice de recours collectifs intentés par des acheteurs indirects contre des défendeurs contrevenant à la Loi sur la concurrence. Si les consommateurs crient victoire contre Goliath, plusieurs appréhendent déjà le cauchemar juridique que ce type de recours peut entraîner. Une chose est certaine, toute entreprise qui participe à la fixation du prix d’un bien vendu au Canada s’expose à un recours collectif.
Le 31 octobre 2013, la Cour suprême du Canada a rendu une trilogie d’arrêts avalisant, pour tous les canadiens, les recours collectifs intentés par des acheteurs indirects contre des défendeurs contrevenant à la Loi sur la concurrence. L’arrêt Infineon[1] en provenance du Québec, traite de la fixation du prix d’une puce de mémoire dynamique (DRAM). La DRAM est utilisée dans une grande variété d’appareils électroniques, tels les ordinateurs personnels, caméras et les téléphones cellulaires et intelligents.
Dans Infineon, les manufacturières de DRAM avaient reconnu avoir comploté pour gonfler le prix de leur produit aux États-Unis et en Europe et payé des amendes s’élevant à plusieurs milliards de dollars. Suite à cela, des acheteurs directs (des fabricants d’appareils électroniques qui incorporent la DRAM dans leur produit) et des acheteurs indirects (des consommateurs qui achètent les appareils électroniques équipés de DRAM) du Québec ont déposé une requête en autorisation d’exercer un recours collectif pour réclamer la portion artificiellement gonflée du prix payé pour la DRAM.
Au Québec, le recours collectif procède en trois étapes : (1) l’autorisation, où le tribunal détermine si le recours proposé rempli un certain nombre de critères pour pouvoir aller de l’avant comme recours collectif ; (2) le mérite, où le sort du recours collectif sera déterminé, et (3) l’adjudication des réclamations, où le tribunal décide de quelle façon les réclamations des membres du groupe seront liquidées. L’arrêt Infineon s’inscrit à l’étape de l’autorisation et aucune décision sur le mérite du recours n’a été rendue.
Traditionnellement, seuls les recours intentés par des acheteurs directs avaient été autorisés : des consommateurs qui ont acheté de l’essence de stations-service d’une région donnée où on aurait comploté pour en fixer le prix, par exemple. Mais jamais un recours collectif tant au nom d’acheteurs directs qu’au nom d’acheteurs indirects n’avait été autorisé.
Comme c’est le cas aux États-Unis au niveau fédéral, on prenait pour acquis que les risques de double-indemnisation et de conflits d’intérêts militaient en faveur du rejet de l’autorisation de ce type de recours. En effet, le groupe d’acheteurs directs et le groupe d’acheteurs indirects réclament tous deux le remboursement du prix gonflé de la DRAM. Les défendeurs s’exposent ainsi à un risque de double indemnisation, c’est-à-dire à payer davantage que le préjudice qu’ils ont causé, ce qui est prohibé par notre droit civil. De plus, les acheteurs directs auront avantage à nier avoir transféré le prix gonflé de la DRAM aux acheteurs indirects, alors que ces derniers prétendront en avoir payé le prix gonflé pour obtenir indemnisation.
La Cour suprême a jugé que les risques de double-indemnisation et de conflits d’intérêts constituaient d’importantes questions qui pourront être départagées au mérite du recours à l’aide d’expertises détaillées. La Cour est d’avis qu’à l’étape de l’autorisation, tous les membres du groupe ont un seul et même but : démontrer qu’un complot international a affecté le prix du bien acheté au Québec. Ce faisant, la Cour suprême laisse entendre qu’en matière de recours collectifs traitant de fixation de prix, les efforts de défense devront être concentrés à l’étape du mérite du recours et non à l’autorisation.
La cause au mérite est loin d’être gagnée d’avance. Pensons par exemple à l’extrême complexité de démontrer comment le gonflement de prix d’un produit a été transféré à travers la chaîne de distribution jusqu’au consommateur. Cela étant, il demeure que la Cour suprême du Canada a choisi de laisser la chance au coureur. Par conséquent, toute entreprise qui participe à la fixation du prix d’un bien vendu au Canada s’expose maintenant à un recours collectif.
[1] Infineon Technologies AG et Infinion Technologies North America Corp. c. Option consommateurs, 2013 CSC 59.