De la « Loi Lacombe » au « dépôt volontaire » : une autre page de l’histoire du Québec
Par Me Jean Hétu, Ad. E.
Professeur émérite, Faculté de droit, Université deMontréal
Lorsque le nouveau ministre de la famille, M. Mathieu Sylvain-Lacombe, a prêté serment au mois d’octobre 2018, les médias ont révélé qu’il était étouffé par les dettes et qu’il avait dû faire une proposition de consommateur en 2017. Son nom de famille nous a immédiatement fait penser à cette vieille loi adoptée au Québec pour protéger les petits débiteurs contre les créanciers empressés de saisir tous leurs biens. Les plus vieux d’entre nous vont se souvenir de cette célèbre loi connue sous le nom de « Loi Lacombe ». Dans le cadre de cet article, nous allons expliquer l’origine de cette loi en nous demandant si elle est vraiment devenue désuète. Mais d’abord présentons son auteur qui fut médecin, avocat et député.
La « Loi Lacombe » rappelle le souvenir de son parrain, soit Georges-Albini Lacome. Il est né à Lavaltrie le 13 janvier 1864 et était le douzième d’une famille de 19 enfants. Son frère Éloi Lacombe sera le père de 15 enfants. Nous étions vraiment dans la période de « la revanche des berceaux ». Leur père, Narcisse Lacombe, était le cousin du célèbre Père Albert Lacombe, O.M.I., originaire de Saint-Sulpice, figure légendaire de l’Ouest canadien et communément appelé le « Grand chef des Prairies ».
Le curriculum vitae de Georges-Albini Lacombe est assez impressionnant. Après avoir étudié au Collège de l’Assomption de 1876 à 1883, il entreprend des études à l’École de médecine et de chirurgie de Montréal. Ayant le goût des voyages et de l’aventure, il part pour l’Ouest canadien où il termine ses études de médecine à l’Université de Winnipeg à l’âge de 21 ans. Il réside pendant un certain temps à Faribault au Minnesota. Puis il se rend au Manitoba et y exerce sa profession. Il pratique la médecine chez les Indiens de l’Ouest, tout en étant au service du Pacifique-Canadien. Enfin, il quitte en 1891 Provencher (Manitoba) pour s’établir à Montréal et estnommé professeur d’anatomie à l’Université Bishop de Lennoxville, fait plutôt exceptionnel à l’époque pour un Canadien français. Le 11 mai 1897, il se fait élire pour le Parti libéral député de la Division No 1 de Montréal (formé en 1890 du quartier Sainte-Marie de Montréal Est) à l’Assemblée législative de Québec. Il est réélu en 1900 et en 1904. En 1903, le gouvernement fédéral de Wilfrid Laurier crée une commission royale chargée d’enquêter sur les droits des mineurs au Klondyke (Commission pour faire enquête au sujet de la concession Treadgold et des autres concessions dans le Territoire du Yukon) dont le principal commissaire est le juge Byron Moffatt Britton; Georges-Albini Lacombe est nommé secrétaire français de cette Commission.
Le 1er septembre 1897, Georges-Albini Lacombe s’inscrit àla Faculté de droit de la succursale de l’Université Laval àMontréal pour obtenir, en 1901, un baccalauréat en droit et est admis au Barreau du Québec le 6 juillet 1901. C’est en tant que député provincial, qu’il devient le parrain en 1903 d’une loi qui vise à protéger le petit débiteur contre des créanciers sans scrupules et à empêcher la saisie de ses biens pour autant qu’il dépose à la Cour un montant déterminé par la loi, lequel montant est distribué ensuite à tous les créanciers en proportion de leurs créances (Loi amendant le Code de procédure civile concernant la saisie des salaires ou gages, S.Q. 1903, c. 57). Cette loi sera connue pendant des décennies comme la « Loi Lacombe ». C’est certainement une des premières lois de protection des droits de la personne et du petit consommateur. Elle sera incorporée dans le Code de procédure civile de 1965 au chapitre « Du dépôt volontaire des traitements, salaires ou gages » (art. 652-659). Avec l’entrée en vigueur, le 1er janvier 2016, du nouveau Code de procédure civile, les règles du « dépôt volontaire » se trouvent maintenant aux articles 664 à 670.
En 1908, mettant un terme à sa carrière politique, Georges-Albini Lacombe accepta le poste de régistrateur conjointement avec A. Chauret de la division d’Hochelaga – Jacques-Cartier. Il retourna aussi dans son village natal de Lavaltrie pour pratiquer la médecine. Le docteur Lacombe avait épousé à Saint-Pierre-Jolys, Manitoba, le 11 octobre 1885 Henriette Müller, fille de Jean Müller professeur à l’Université de Zurich et nièce de Ernst Keller alors président de la Suisse. Le Dr Lacombe décéda le 18 mai 1941 à l’âge de 77 ans à Montréal et fut inhumé au cimetière Notre-Dame-des-Neiges. Il laissa le souvenir d’un « homme affable, d’une culture très vaste, linguiste réputé, d’une probité peu ordinaire ». Encore aujourd’hui,on fait parfois référence à la « Loi Lacombe » et le souvenir du Dr Lacombe se perpétue dans la Ville de Lavaltrie avec une rue qui porte son nom.
Si on parle moins aujourd’hui de la « Loi Lacombe » et de son auteur, il n’en demeure pas moins que son héritage s’est perpétué dans le Code de procédure civile qui offre une solution pour se libérer de ses dettes. Le « dépôt volontaire » établi par ce Code fait en sorte qu’une personne en difficulté financière peut payer volontairement ses créanciers en proportion de leurs réclamations et en prenant en compte sa capacité de payer. Pour bénéficier du dépôt volontaire et éviter ainsi la saisie ou la faillite, le débiteur doit verser régulièrement au greffe de la Cour du Québec une somme d’argent qui ne peut être moindre que la partie saisissable de ses revenus, soit 30 %. Le greffier de la Cour du Québec ne peut refuser la demande d’inscription au « dépôt volontaire », seuls les créanciers peuvent en contester l’admissibilité.
Comme il est relativement facile aujourd’hui pour une personne endettée de vouloir éliminer ses dettes en faisant appel à la Loi sur la faillite et l’insolvabilité pour présenter à ses créanciers une proposition de consommateur, ou même de faire simplement une cession de ses biens (la faillite), on peut se demander si la « Loi Lacombe » (soit le dépôt volontaire) est encore utilisée par les petits débiteurs. Une demande d’information adressée au ministère de la Justice a répondu à notre interrogation. Selon les statistiques fournies par le ministère, nous constatons qu’environ 1 500 nouveaux dossiers sont ouverts chaque année. Voici les statistiques des dernières années :
Année civile Nombre de dossiers ouverts
2014 - 1739
2015 – 1579
2016 – 1505
2017 – 1279
2018 – 1282
2019 (10 juillet) – 575
Total – 7959
Qui plus est, le juge Georges Massol de la Cour du Québec aporté à notre attention quelques jugements récents portant sur le « dépôt volontaire » (Saywell c. Le Gris, 2019 QCCQ 1558; Deshaies c. 3427439 Canada inc. (CouverturesBlanchard et Fils), 2019 QCCQ 674). Selon cette jurisprudence, le créancier a le droit de démontrer que les revenus déclarés par le débiteur sont incompatibles avec son train de vie. Face à une telle preuve, le Tribunal pourra déclarer que le débiteur perd le bénéfice du dépôt volontaire. Dans une autre affaire, la Cour du Québec a considéré que le témoignage du débiteur était évasif au point d’affecter sa crédibilité, de sorte qu’elle a conclu que le débiteur a abusé de la procédure. Dans Laverdure c. Parent, 2019 QCCQ 3477, la partie débitrice a voulu utiliser, selon ses propos, la « Loi Lacombe » pour éviter de payer un jugement la condamnant à verser à la partiecréancière une somme de 15 000 $. Quelques jours après le prononcé du jugement, Mme Laverdure s’est inscrite au dépôt volontaire en déclarant n’avoir d’autres revenus que sa pension de vieillesse et ses rentes du Québec pour un total de 1 677,23 $. Par conséquent, elle s’engageait à verser à son seul créancier la somme de 115,04 $ par mois afin que ses biens deviennent insaisissables (une maison presque payée, un motorisé d’une valeur de plus de 100 000 $ et une voiture). À ce rythme, il aurait fallu plus de 12 ans avant que la dette découlant du jugement soit éteinte. Le débiteur contesta l’inscription de MmeLaverdure au dépôt volontaire et le Tribunal lui donna raison. Ce dernier était d’opinion que Mme Laverdure ne pouvait pas tirer avantage des dispositions du dépôt volontaire parce qu’elle n’avait aucun revenu saisissable et aussi parce que le Tribunal jugeait invraisemblable et improbable qu’elle n’ait pas d’autres sources de revenus que celles déclarées compte tenu des dépenses reliées à ses actifs. Il était clair que l’inscription au régime du dépôt volontaire seulement une semaine après le jugement prononcé contre la débitrice, avant même l’expiration du délai d’appel, était très révélatrice de son intention de se soustraire à ses obligations pour une longue période. Le Tribunal exprima l’opinion que la situation de MmeLaverdure ne cadrait sûrement pas avec l’objectif visé par le régime du dépôt volontaire. Il rappela que le régime du dépôt volontaire est une mesure sociale mise en place pour des personnes à faibles revenus afin de leur permettre de rembourser leurs créanciers à même la partie saisissable de leurs revenus et d’éviter la faillite. Bref, lorsque le Dr Georges-Albini Lacombe a proposé en 1903 une loi pour empêcher la saisie des biens d’un petit débiteur, il ne pensait certainement pas à des personnes comme Mme Laverdure qui, malgré des actifs importants, utiliseraient cette protection pour éviter la saisie de leurs biens tout en ne payant pas leur dette.