Texte de l’allocution de Me Lucien Bouchard prononcée lors de la cérémonie funéraire de Me Marc-André Bédard le 31 mars 2022 à Chicoutimi
Un ami de 60 ans parti rejoindre les grands ténors de l’indépendance du Québec.
L’ancien ministre de la Justice du Québec, Me Marc-André Bédard, est décédé de la COVID 19 il y a plus d’un an. Une cérémonie funéraire a eu lieu le 31 mars 2022 à Chicoutimi en présence de nombreuses personnalités dont l’actuel ministre de la Justice Jolin-Barette, le premier ministre François Legault étant en confinement n’a pu y assister. Me Jean-Claude Scraire, autrefois PDG de la Caisse de dépôt et placement du Québec, fut auparavant chef de cabinet du ministre Bédard à la Justice.
Les amis de jeunesse sont ceux à qui nous rattachent les liens les plus anciens, les plus nombreux et les plus forts. C’est ce qui rend encore plus douloureuse leur rupture finale. Ce chagrin ne peut s’atténuer que par l’accomplissement d’une tâche bien douce, soit de faire survivre le disparu dans nos mémoires etdans celles des plus jeunes qui n’ont pas, comme nous, côtoyéaussi longtemps et d’aussi près l’homme attachant et passionné qu’a été Marc-André Bédard. Au-delà du personnage publicaimé et respecté qu’on vient d’évoquer et dont j’ai moi aussi admiré les réalisations, je revois le compagnon attentif et fidèle d’une route que nous avons parcourue ensemble pendant plus de soixante ans. Sans prétendre le résumer tout entier, trois mots viennent spontanément à l’esprit quand on pense à notre ami : bienveillance, bon sens et persistance.
Marc-André était avant tout un homme de cœur, dans sa vie publique aussi bien que privée. Ses réflexes sociaux-démocratesémanaient beaucoup moins d’impératifs idéologiques que d’une propension naturelle au redressement des injustices sociales et àl’amélioration du sort de ses semblables. Il a constamment pratiqué une politique de respect des autres, y compris de ses adversaires dont il ne parlait jamais méchamment et aveclesquels il a entretenu des rapports généralement cordiaux. C’est dire combien cet être sensible a souffert des injures qu’il lui est arrivé d’essuyer en raison de ses convictions. Je pense au coup,jamais digéré, que lui a porté, à lui si pacifique et tout en douceur, un candidat adverse, dans un studio de télévision qui allait diffuser un débat, peu après la crise d’octobre, en refusantde lui serrer la main, sous prétexte qu’elle était pleine de sang.
Contrairement à bien des élus, il n’est jamais vraiment arrivé à se munir d’une cuirasse protectrice. Son implication en politiqueactive était toute personnelle, sans apprêt et même modeste. La vanité n’a jamais été le motif de ses comportements ni le ressortde ses réussites. Sa vie personnelle et son activité publique avaient tendance à se confondre. Un exemple ! parmi plusieurs : on sait l’importance pour un élu de ses rencontres hebdomadaires avec ses électeurs à son bureau de comté. C’estlà que le député, en début de semaine, avant son retour à Québec, reçoit ses électeurs, venus en dernier recours aprèsépuisement des ressources des fonctionnaires pour régler un problème.
C’est le cas pour un député normal, mais ce ne l’était pas pourMarc-André. Afin d’accroître ses disponibilités de rencontres, il lui arrivait souvent, les fins de semaines, de faire du bureau à la maison. J’y fus moi-même plusieurs fois invité. Il tenait séancedans la pièce de séjour familiale, une sempiternelle tasse de café à la main, entouré de concitoyens et de solliciteurs, d’organisateurs politiques et d’amis. Ne vous demandez pas où étaient Nicole et les garçons. Ils étaient là aussi, bien sûr. Il fallait voir la scène : Nicole, occupée à distribuer à la ronde les œufs et les rôties, avec toute la bonne humeur possible…, les enfants, tout joyeux de revoir leur père et excités par autant devisite aussi animée. Et moi, qui n’avais pas encore de progéniture, bien content de faire sauter les enfants sur mes genoux. Comment pouvais-je imaginer que j’étais en train de bercer, entre autres, le futur dirigeant du plus redoutable de noscabinets d’avocats concurrents, à Montréal, et le futur président du Conseil du Trésor ?
Même chargé des plus hautes responsabilités ministérielles au sein du gouvernement, Marc-André ne s’est jamais affranchi de son besoin de contacts directs et personnels. Il n’y avait pas l’épaisseur d’un voile entre la population et lui, pour la bonneraison qu’il lui était soudé par ses racines, tout autant que par son tempérament et son éducation. Il donnait parfoisl’impression de s’identifier à la collectivité au point d’en être le miroir.
La vie politique était pour lui un dialogue constant et une perpétuelle campagne électorale. Il fallait le voir remonter la rue Racine, s’arrêter à tout bout de champ pour jaser avec les passants et entrer dans tous les restaurants pour prendre je ne sais combien de cafés par jour… et de faire tout cela avec un plaisir évident.
Sa prudence et sa parcimonie verbale étaient légendaires. Bien des journalistes et des députés de l’Opposition se sont arrachés les cheveux à tenter de lui faire divulguer des secrets aussilourds que l’heure et la date de la journée.
Je vis cependant une fois son sens de l’esquive mis à rude épreuve. Invité à s’adresser aux religieuses antoniennes réunies dans le grand réfectoire du couvent, je l’entendis prononcer une vibrante démonstration de la nécessité pour les Québécois de se donner un pays et d’appuyer le Parti québécois. Il se dit ensuitedisposé à répondre à des questions. Après un long moment de silence, une seule religieuse leva la main. Il s’agissait de l’économe de la communauté, celle qui tenait les comptes. Son air sévère n’était pas de bon augure. Pour ajouter à l’inquiétudeque Marc-André commençait lui-même à éprouver, la religieuselui annonça qu’elle avait lu le Programme du Parti et enchaînapar une très mauvaise nouvelle : elle y avait noté l’engagement ferme d’abolir les subventions aux écoles privées.
C’était la recette d’une catastrophe annoncée, si on se rappelleque les Antoniennes avaient fondé et dirigeaient l’École apostolique… une école tout ce qu’il y a de plus privée ! et que les quatre fils Bédard y faisaient leurs études. Brassez le toutavant de mettre à chauffer à feu doux et vous aurez une idée dela réponse tourmentée du candidat plongé dans la bouilloire, où il était notamment question d’une distinction à établir, n’est–ce pas, entre, d’une part, le programme du Parti et, d’autre part, saplate-forme électorale. Il y avait aussi d’autres explications admirablement subtiles et tout en nuances. Je ne suis pas sûr que les applaudissements aient été à la hauteur des efforts de l’orateur.
Même en face d’un auditoire hostile à la cause souverainiste, Marc-André n’a jamais hésité à rappeler les raisons de son combat politique, résolument consacré à la prise en charge de son destin par le peuple québécois. Il est venu à la politique active par et pour la souveraineté du Québec. Il en a été l’un deses plus ardents promoteurs, au premier rang des fondateurs duParti québécois, d’abord au Saguenay-Lac-St-Jean. Ce projet qu’il a porté et qui a inspiré toute sa vie se nourrissait essentiellement de son amour pour les Québécois. Il a cherché à nous unir dans une large solidarité nationale et dans l’affranchissement des séquelles débilitantes d’une histoire qui nous a malmenés. Il se démarquait cependant de la tendance des plus pressés et des plus directifs, car il se situait davantage du côté des « étapistes » que des « caribous ». Il n’a jamais confondu courage et témérité, audace et responsabilité.
Il vouait à René Lévesque un culte fait d’admiration, de dévotion et d’une loyauté sans faille. Comme lui, il comprenait assez les Québécois pour ne pas les brusquer dans leur cheminement, tout en les tirant vers le haut par la persuasion. Comme lui aussi, il pensait devoir s’accorder au rythme de leur évolution et s’abstenir de fustiger les appréhensions qui ont freiné leur élan, au moment de faire le grand saut.
Il n’en a pas moins souffert de l’échec crève-cœur du référendum de 1995 et de l’étiolement du sentiment souverainiste. Néanmoins, personne n’a jamais perçu chez lui dedécouragement et encore moins d’amertume. Car il croyait à la vitalité et à la résilience du peuple québécois et mettait tous sesespoirs dans un nouvel essor des générations montantes.
Il a maintenant rejoint, dans la mémoire et la reconnaissancecollectives, la valeureuse cohorte des Lévesque, Parizeau, Laurin, Landry, Paillette et de tant d’autres dont le cœur a battupour le Québec.
Adieu, Marc-André, repose en paix dans notre amitié et dans notre affection.
Lucien Bouchard
31 mars 2022